13 octobre 2010

Zappa interview Part 3 / Actuel Magazine [1969]




Actuel N°10 - 3,50 frs
w/ Béjart, Berio, Boulez, Chabrol, Redman , Shankar, Beatles...
Propos recueillis par Rudolf-Ulrich Kaiser

ZIF: les portraits de Zappa illustrant cette 3e partie
sont tirés de l'article original.
# vers la 1ère partie
# vers la 2e partie



Actuel: Ecrivez-vous tous vos textes vous-même?
Frank Zappa: Oui

Avez-vous été influencé pour écrire ces textes?

Indirectement peut-être. toutefois ceci est une expérience personnelle et il faudrait la considérer comme telle.

Avant de monter sur scène, vous vous préparez pour votre show, vous nouez vos cheveux...
Bien sûr: c'est indispensable. Il y a un grosse différence entre un enregistrement et un show. Ce sont deux modes d'expression différents. Le public a besoin de l'expérience visuelle. Il doit y trouver une distraction puisque nous-même, nous nous distrayons. Nous prenons plaisir à jouer sur scène. Nous nous amusons, nous blaguons et nous en rions. Et quelquefois les spectateurs ne nous suivent plus.

Dans quelle mesure improvisez-vous votre show?
A peu près à 70%. Le reste est un squelette minutieusement préparé, sur lequel s'oriente l'improvisation.

Vous ne faites pas seulement la musique et les textes. Vous ne dirigez pas seulement le groupe, vous vous occupez aussi de la diffusion de votre musique.
Oui, chez nous c'est un peu différent. Nous avions Herb Cohen comme manager. Mais dépassé par la Pop Music, il avait des difficultés pour placer notre musique. Personne auparavant n'avait rien entendu de pareil et personne ne pouvait donc la vendre.

Quelles sont vos idées à ce propos?

Un groupe tel que le notre ne peut pas être vendu comme un groupe conventionnel de Rock. Au début je m'occupais seul du planning et du matériel, ensuite nous avons tout fait nous-même.



Comment?
Généralement on vend les groupes de Rock grâce à des slogans tels que "le plus grand et le plus fantastique groupe de Rock entendu jusqu'à maintenant" - "les nouveaux Beatles" - "les nouveaux Rolling Stones". Lorsque les Mothers débutèrent, leur musique n'était pas particulièrement bonne, et beaucoup de gens la trouvait très mauvaise: ils ne comprenaient pas ce que nous faisions, ils nous en voulaient pour les textes qui les attaquaient en même temps que le gouvernement. Ils essayèrent donc de nous ignorer. Mais nous leur avons toujours rappelé notre existence. Quand nos premiers disques furent vendus, il y avait des gens qui venaient à nos concerts pour se moquer de nous. Ils se sont vite rendus compte qu'il était difficile de nous provoquer et que les premiers excédés, c'était eux.

Comment se passait la publicité de vos disques?
Depuis un an et demi, nous nous occupons de réaliser et de distribuer la publicité de nos disques. La publicité que nous avions auparavant était très mal faite, elle était démodée et s'adressait à un mauvais public.

Dans quelle revues faites-vous votre promotion?
Surtout dans la la presse Underground. Les Mothers et l'Underground. ont plus ou moins grandi ensemble. Nous avons réussi à convaincre les maisons de disques d'y faire paraître notre publicité. D'autres maisons de disques ont fait de même, et c'est en partie pour cela que l'Underground marche si bien.

Quelles compagnies représentent actuellement les Mothers?
Actuellement je possède la société qui s'appelle "Intercontinental Absurdities". I.A. possède les Mothers et N.T. & B. la société de publicité. Il y a encore les productions "Bizarre". Herb Cohen et moi sommes associés. Nous possédons encore d'autres petites marques de disques.



Vous voulez aussi produire des disques?
"Bizarre" doit dès maintenant produire et éditer les disques des Mothers.

D'autres groupes sortiront sous cette même étiquette?
Oui, de nombreux. D'ailleurs nous voudrions diffuser aussi les musiciens contemporains. Je devrais essayer avec certaines musiques, passées inaperçues jusqu'à maintenant. Des musiques auxquelles les grands pontes du disque ne donnent aucune chance, ils auront des surprises!

Pensez-vous obtenir du succès avec ces expériences?

Je le crois, en effet. Je pense souvent qu'au cours de mes études terminales, j'ai lu dans les livres d'histoire de la musique bien des choses intéressantes sur des compositeurs qui sont pourtant à peine connus aujourd'hui. Ma formation est restée très incomplète.

Deviendrez-vous, grâce à votre compagnie de disque, totalement indépendant du Show Business?
Dans une certaine mesure, nous serons obligé de travailler avec l'industrie de la musique: ce qui ne veut pas dire que nous reprendrons leur tactique. Sinon, nous arriverions jamais à mettre nos produits sur le marché. Mais la froideur d'un homme d'affaire n'est pas toujours nécessaire.

Vous voulez dire que chez vous tout se passe autrement?

Oui

Comment sont payés les associés des Mothers Of Invention?
Ils reçoivent une avance de 200 dollars par semaine. Ce qui leur permet d'avoir un revenu régulier, bien que les gains ne le soient pas toujours.

Comment êtes-vous arrivé aux Mothers Of Invention?
Hum!.. Il y a longtemps, au lycée, je fréquentais le trompettiste que nous avons aujourd'hui, et un autre ami qui dirige maintenant le groupe du Captain-Beefheart. Souvent nous nous demandions ce que nous ferions par la suite. Nos études terminées, nous avons été séparés, mais par une étrange coïncidence, nous nous sommes tous retrouvés. Mais nous ne savions toujours pas ce qu'il fallait faire. Un jour, on en a eu marre. Entretemps, d'autres types s'étaient réunis pour monter un orchestre: le groupe "Soul Giants". Roy, notre bassiste, et Ian Underwood y jouaient. Mais l'un après l'autre. Ils quittèrent ce groupe et vinrent me voir pour me demander de jouer avec eux. Nous avons monté notre groupe et nous avons joué dans le bar où se produisaient les "Soul Giants". Comme nous avions de plus en plus d'auditeurs, je proposai de rester ensemble et de travailler quelque chose d'original, pour enfin percer. Nous avons rencontré pas mal de coups durs pendant un an. Après nous avons enregistré "Freak Out". Puis ce fut de nouveau la famine jusqu'au début de cette année. Nous pouvons maintenant manger à notre faim et vivre relativement confortablement. Chacun a sa maison, sa voiture, sa femme ou sa petite amie. Everything's OK !..



Combien de disques avez-vous vendus jusqu'à présent?
C'est difficile à dire: nous avons pas de relevé exact; mais ce doit être environ 800 000, y compris les albums.

Maintenant vous avez réalisé votre propre disque : "Lumpy Gravy"
Ca a été une drôle d'histoire pour faire ce disque. J'avais onze jours pour l'écrire. J'ai utilisé tous les thèmes que j'avais écrit les années précédentes et je les arrangés symphoniquement. Une fois la partie symphonique enregistrée, j'ai rajouté les paroles quelques mois plus tard.

Pour qui deviez-vous faire ce disque?

"Capital Records" me l'avait commandé

Comment se fait-il que ce soit MGM qui l'ait produit?
Nous avons eu des problèmes juridiques avec "Capital Records" après l'enregistrement. MGM leur a ensuite racheté la bande.

Pour permettre aux Mothers de poursuivre leur programme?
Certainement pas parce qu'ils appréciaient ma musique ou parce qu'il me trouvaient sympathique. Ils voulaient seulement avoir tout pour eux.

Avez-vous été censuré par MGM?
Ils coupaient certains passages de mes chansons sans me prévenir. Un de ces passages disait: "Je me souviens toujours de Maman, avec son tablier, donnant à manger à tous les garçons et les filles dans le café de ED". Je ne vois pas ce qu'ils ont trouvé de sale, mais cette phrase a été censurée.


Publicité dans le "Los Angeles Free Press Magazine" de septembre 1966 / cliquez-moi

Pourquoi refusaient-ils d'imprimer le texte de vos premières chansons sur la pochette?
Une fois que je leur donne la bande enregistrée je n'ai plus aucun pouvoir sur eux. Au cours du mixage ils peuvent facilement bricoler le son.

Ne pouvait-on pas faire intervenir un avocat?

Un avocat coûte plusieurs milliers de dollars. Entretemps, de nombreux exemplaires de l'album se sont vendus. Tous les acheteurs pourraient réclamer le disque non censuré. Ce serait une perte d'argent pour tout le monde. Finalement tout ceci serait ridicule.

Vos expériences avec la radio et la télévision américaine?
La radio refuse généralement de passer nos disques. Il n'y a que quelques postes qui acceptent de passer nos chansons, et encore, seulement les plus courtes ou même de simples extraits. D'ailleurs ils ne choisissent que les chansons qui ont fait leurs preuves et de préférence celles qui sont apolitiques. En un mot, tout ce qui a le moins de chances de réveiller les auditeurs. Pour la télévision c'est presque pareil.

Etes-vous passés quelquefois à la télévision?
Oui, deux ou trois fois

De longues séquences?

On nous donnait environ 6 minutes qui étaient retransmises en deux fois.

Donc pas de show, juste un coup d'oeil?
Exactement: juste le temps qui permet aux téléspectateurs de voir les animaux du zoo. Ensuite ils passent les émissions qu'ils jugent intéressantes pour le public: rien que des conneries.

Ne pensez-vous pas alors fonder votre propre chaîne?

Aux USA c'est très difficile: tout est surveillé de près par le gouvernement. En effet, cela est tentant mais je me demande si l'affaire serait rentable.



La radio et la télévision donnent-elles des renseignements plus précis sur votre groupe depuis qu'il est devenu populaire?
Il y a des pressions sur les émissions. Mais la vente de nos disques n'a aucun rapport avec la mauvaise volonté de la radio et de la télévision américaine. Nous sommes neutralisés au maximum.

Qu'ont-ils donc contre votre musique?
FZ: Pensez aux responsables des stations américaines. Celles-ci appartiennent toutes aux businessmen de droite qui n'ont pas tendance à être libéraux. Ils se méfient des idées neuves, de tout ce qui ne correspond pas à leur point de vue. C'est pour cela que le public ne nous voit pas.

Même quand ces idées ne sont pas particulièrement politiques?
Bien sûr, pour mieux garder le contrôle, ils maintiennent une barrière entre le public et ces idées. Dans nos chansons nous parlons d'un fonctionnaire, en partie responsable des lois définissant nore société, qui a essayé de coucher avec sa fille de treize ans; il est évident que ces chansons ne passent pas. D'autres exemples: personne ne doit entendre les chansons parlant des rapports sexuels entre les gens, ou de tout autre chose ne correspondant pas à la morale de l'Américain moyen. Une station du Texas a déjà renvoyé un de nos disques avec une lettre terrible affirmant que cette cochonnerie ne devait pas être entendue aux USA.

Pourquoi les Mothers Of Invention parlent si souvent de frustration sexuelle?
Je pense que c'est la base de tout ce qu'il y a de mauvais aux Etats-Unis. Vous savez, les deux forces les plus importantes sont la frustration et le désir. Dans les films américains, la violence remplace le sexe. Lorsque sur un écran, on se bat, on se tue, on se torture et on se mutile, cela réjouit le spectateur auquel on ne permet pas de faire l'amour. La violence est permise. Tout ce qui est sexuel est présenté comme dégoutant.

Propos recueillis par Rolf-Ulrich Kaiser




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